Je déteste les arbres. Ils m’angoissent. Ils me font peur. Je ne suis pas fou. Pas comme l’entendent les aliénistes ou les gens de la rue. N’allez pas croire que je sois allergique à leurs émanations ou que je milite contre l’écologie. Pour des raisons de santé, j’ai dû passer des vacances — ou plutôt ce qui aurait dû être un séjour de cure — dans le Haut-Var où la forêt est plus dense et l’air plus pur. De surcroît, j’étais certain de ne pas y trouver, comme en ville, cette foule stupide dont l’expression finit par ressembler à celle du débile…
J’ai connu une femme de mauvaise vie ou, pour le vulgaire, une fille de joie prénommée Véra. C’est peut-être à cause d’elle que j’ai dû aller dans le Muy, un lieu où le calme et la nourriture saine pouvaient guérir les cicatrices morales et physiques que nous avaient infligées le temps et le stress urbain.
« Qui verra Véra l’aimera » dit une épigramme brodée sur les mules d’une charmante jeune fille dans un des textes d’Edgar Poe. Malgré son talent et sa gentillesse, la Véra que je connaissais n’avait rien de la jouvencelle du dit texte. Par contre, il y avait un lien : tous ceux qui la voyaient, d’une certaine façon, l’aimaient.
Mais elle n’avait pas eu de chance.
Au départ, ce n’était pas à proprement parler, une prostituée. C'était juste une femme en détresse qui recevait chez elle le premier venu, et qui, par ennui et par solitude, s’était liée à des filles du quartier qui n’étaient pourtant pas dangereuses, vu leur âge. Elles l’étaient pour la jeune joufflue qu’était Véra.
Véra était demeurée une adolescente de dix-huit ans, rêveuse et érudite, mais on n’est plus une jeune fille quand on a trente-huit ans. On ne peut guère parler d’un manque d’éducation pour ce qui est des errances qui l’avaient conduite au plus bas, tant dans la vie que dans son quartier. Il me semble encore l’entendre et la revoir lorsque le vent frémit dans les branches des arbres. Il me rendra fou. Il me tuera.
Véra et moi avions pris séparément un séjour dans le même secteur. Ma maison de cure n’était pas loin en voiture de la clinique où, un jour, ils l’ont enfermée.
Mais moi, je les ai entendus ; ils parlaient entre eux de choses bien à eux. Des choses scientifiques, si c’est ainsi que vous aimeriez les nommer. Mais pas toujours d’une manière très orthodoxe, très scientifique, voyez-vous.
Peut-être avais-je une forte fièvre ou une crise de dépression qui guettait, mais les propos lyriques et satyriques que je surpris en fin d’après-midi, dans le magnifique parc de ma clinique, me plongèrent dans un passé ténébreux.
Le docteur récitait des diktats comme l'aurait fait un physicien d’une ancienne société secrète, ou encore un dévot égrenant un chapelet de charmes maléfiques.
J’eus l’impression d’un flash-back montant d’une vie passée, antérieure, peut-être. Ou comme si j’entendais radoter avec emphase le personnage principal d’un film fantastique autour duquel se nouait le drame.
La terre remuée que je vis un jour (dans la réalité ? Dans un film ? Ou encore lors d’une projection astrale ?) ressemblait au produit d’un séisme ou d’un cataclysme, mais son mouvement et l’amplitude dramatique de la scène n’avait rien de commun avec des phénomènes terrestres connus.
Imaginez un bourbier ou une tornade de terre molle. Molle, comme s’il se fut agi de lave tiède. Dans cette lave brun rosâtre, tournait un malstrom de vie qui bougeait, grouillait et se fertilisait. Ça entrait comme de la vermine dans une pièce de charcuterie et ça sortait en vibrant odieusement.
L’Horreur de la Vie.
L’ensemencement et l’éclosion précoce dans un tourbillon vaste et entropique. Une sorte de vulve ou de vortex toujours renouvelé qui tournait sur lui-même à la manière d’un océan captif.
Un discours décousu, des pensés délirantes, bien sûr. La semence et l’éclosion n’ont rien de repoussant, bien moins que les choses humaines auxquelles nos cinq sens se sont habitués, faute d’un autre refuge.
Mais non, si vous aviez vu ça. C’était dégoûtant !
Le pire, pour moi, reste à savoir si j’ai vu ou rêvé la chose.
Mais ce qui me rassure sur ma crédibilité relative, ce sont les propos que j’entendis près du parc, lorsque je me couchais dans le lit qu’il m’arrivait de louer par commodité dans la clinique de Véra. Ils parlaient de productivité, d’activité, de fertilité, et de nourriture.
« Tout doit se rendre utile, tant dans la société que dans la nature... Notre humanité n’est pas une branche coupée du tronc de la nature... Peu importe notre niveau de civilisation, il faut que nous nous rendions compte que ce que l’homme et ses religions idiotes ont tenté de diviser ; un jour, ne fera qu’un avec le Grand Règne. »
Johannsen, le psychiatre parlait à un initié, car l’homme que je discernais, voûté et aux épaules étroites, n’objectait aucun mot et ne posait aucune question. Je me demandais soudain pourquoi le Docteur parlait de ces choses-là alors qu’en temps normal, si l'on peut s'exprimer ainsi, elles auraient dû être dites dans un lieu fermé, lors d’un colloque professionnel.
« Si nous observons nos sujets de l’unité Huit, je vois beaucoup de choses que vous avez négligées... Il faudra y remédier au plus vite.
– Je vous comprends bien, Professeur, mais veuillez cesser de m’appeler Manson. Mon nom est Monsont.
– J’aimerais bien, mais je ne peux m’en empêcher. Excusez-moi d’en rire. J’aime beaucoup le nom de Manson et ce qu’il évoque. Pas vous ?
– Je ne vous croyais pas si sentimental, Professeur. »
Ils se prirent l’un l’autre dans les bras. La pâleur de Manson excitait Johannsen.
« Allons en salle de bio, mon bon ami. Je vous montrerai ce que nous allons faire pour mener au mieux notre tâche universelle. » (L'Horreur Verte)